( o u t f i t ) On la délaisse. Elle. On la met de côté. On ne la regarde plus. On ne pense plus autant à elle. On est trop occupé. On a mieux à faire. On ne se libère pas de temps, pour elle. On ne la fait plus passer en priorité.
A cela, Aina n’est pas habituée. Peut-être est-ce le poids des années, le poids d’une union qu’elle pensait solide, qui l’a fait gagner en confiance. Peut-être que c’est juste qu’on la convoite tellement, que jamais elle ne pensait que son propre mari puisse la laisser de côté. Des hommes, elle en a des tonnes à ses pieds. Des hommes, elle n’en manque pas, Aina. Si elle voulait, probablement qu’elle pourrait remplacer Jaeden en un claquement de doigts. Mais elle ne veut pas. Elle, elle ne s’y fait pas. Ne comprend pas, qu’il la délaisse comme cela. Ne comprend pas ce qu’il se passe. Parce qu’il se passe quelque chose, pas vrai ? Ce n’est pas normal – et peut-être qu’elle devrait lui demander des comptes. Le confronter, sans lui laisser la possibilité de s’échapper. Mais elle ne le fait pas, Aina, elle reste dans le déni. Elle ne veut peut-être pas savoir – elle a peut-être peur que cela change des choses. Que certaines vérités éclatent. Elle n’est peut-être pas prête pour être seule. Et puis, elle a d’autres choses en tête. D’autres priorités, dirait-elle. Mais cela, personne ne le sait. Qu’elle a des idées plein la tête, qu’elle écrit un scénario – loin d’abandonner son rêve, de se mettre à la réalisation. Elle a une véritable formation en cinéma, après tout, Aina. Formation qu’elle doit à Jaeden – encore. Mais on ne semble pas vouloir qu’elle soit autre chose qu’actrice. On ne semble attendre d’elle, que le fait qu’elle sourie, qu’elle fasse tourner les têtes, qu’elle plaise aux messieurs. Comme si elle n’était bonne qu’à cela. Comme si son succès ne venait que de là. Qu’importe qu’elle joue bien.

Et pourtant, son mari la délaisse. Qui l’eût cru, pas vrai ? Pas elle. Et il ne faut surtout pas que cela se sache. Elle en aurait honte – et elle a sa fierté, Aina. Sa trop grande fierté, son trop grand ego. Un peu trop diva sur les bords. Elle a une réputation à tenir, Aina. Ou c’est ce dont elle se persuade, en tout cas. Les apparences, toujours les apparences. Il serait peut-être temps qu’elle arrête – qu’elle commence un peu à être elle-même. A retrouver celle qu’elle était, avant que tout ce succès ne lui monte à la tête. Oh, certains aiment à dire qu’elle oublie d’où elle vient – et c’est probablement vrai, dans le fond. En revanche, elle ne regrette pas d’oublier ses géniteurs, qui ne lui ont pas tendu la main au moment où elle en avait le plus besoin. Mais cela, personne ne le sait. On préfère la voir comme une star un peu capricieuse, un peu arrogante, qui se sait belle et qui en joue – une jeune femme superficielle, en somme, alors qu’elle est en réalité plus profonde.
Qu’importe.
Aina ne se laisse pas faire. On la délaisse – tant pis. Elle ne va pas rester chez elle à se morfondre, en attendant que son mari daigne laisser de côté ses affaires pour s’occuper un peu d’elle. Elle sort, alors, ce soir, Aina. Elle sort, mais elle ne sait pas trop où elle va. Cela fait encore peu de temps, qu’elle est arrivée dans les Hamptons – elle est bien allée à deux ou trois soirées mondaines, se liant avec quelques personnalités locales au portefeuille bien fourni. Mais en ville ? Elle n’y est jamais allée. Le problème, c’est que l’on tend à vite la reconnaître. Alors elle choisit un coin un peu moins fréquenté, Aina. Cliché de la vedette qui cherche à se cacher, elle a son chapeau sur la tête et des lunettes de soleil sur le nez – même si c’est peut-être tout ce qui risque de la faire remarquer. Finalement, un peu au hasard, elle pousse les portes d’un bar, qui lui paraît plutôt calme, et sans attendre, la voilà qui retire tout son attirail – enfin, juste ses lunettes, pour le moment. Le chapeau, elle le retire quand elle s’approche du comptoir, où elle s’assied, regardant du côté du barman qui lui tourne le dos. « Excusez-moi, est-ce qu’il serait possible de commander ? » Pas encore trop de condescendance dans sa voix – ce pourrait être pire, mais elle est probablement un bon jour, Aina, en dépit des circonstances. Mais tout de même, elle ne peut s’empêcher de faire des manières, fidèle à elle-même. Et puis, le barman finit par se retourner et, manque de chance, c’est bien la dernière personne qu’elle s’imaginait croiser dans le coin. Encore moins derrière le comptoir d’un bar. « Alors ça. Tòmas Dunn. » Elle roule des yeux, déjà. Lâche un soupir d’agacement, qu’elle n’essaie même pas de retenir. Comment oublier les Dunn ? Pourtant, elle ne se souvenait pas qu’eux aussi, avaient des propriétés dans le coin. « Je pourrais te demander ce que tu fiches derrière le comptoir, mais je crois que j’ai déjà ma petite idée. » A cause des fraudes de son père. De la faillite de la boîte de production familiale. C’est bien à cause de tout cela, que ses rêves de réalisation se sont envolés. Néanmoins, Aina, elle souffre bien moins que les Dunn des erreurs du paternel. Elle, elle n’a pas perdu tout son argent. Elle, elle a encore des rôles qui lui sont proposés. Elle, elle ne pourrait pas devenir barmaid – et pourtant, elle tend à oublier qu’à une époque, elle était caissière dans l’épicerie de ses parents.

C’est paradoxal. C’est tout le monde du cinéma, qui se l’arrache. Toute la presse people. Les grands cinéastes. Mais on ne veut pas lui laisser sa chance, dans la réalisation. Sans doute préfère-t-on qu’elle continue à donner des sourires à la caméra, à plaire, à susciter l’admiration, à distraire les uns et les autres. Etrangement, le même parallèle peut être fait avec son mariage. C’est le monde entier, qui s’arrache Aina Hamilton – quand son mari ne lui accorde plus un regard. Du moins est-ce ce qu’elle en a déduit. Peut-être a-t-elle tiré des conclusions hâtives. Peut-être n’a-t-elle pas assez cherché à comprendre. Peut-être ne s’est-elle pas assez mise à la place de Nick. Parce qu’il a un travail à responsabilité, après tout. Parce qu’il a toujours eu beaucoup de travail, et que cela ne date pas d’hier. Elle le sait, Aina. Pourtant, cette explication ne lui suffit pas. Elle se sent délaissée, elle se sent oubliée. Ce n’est peut-être rien d’autre qu’un caprice – mais en réalité, cela la rend triste. Plus qu’elle ne le voudrait, plus qu’elle ne l’admet. Trop fière. Et puis, de toute façon, elle a l’impression que même si elle en parlait à Nick, les choses ne changeraient pas vraiment. Il éluderait le sujet, contournerait le conflit, comme trop souvent.
Et puis, il faudrait déjà qu’il lui trouve un moment dans son emploi du temps, pour discuter.
Elle n’aurait peut-être pas cette chance.

Elle est peut-être cruelle, peut-être terriblement injuste. Peut-être que cela révèle quelque insécurité. Peut-être qu’après tant d’années ensemble, pas moins de six ans de mariage, elle craint qu’ils ne s’approchent de la fin. Que rien d’autre ne les attende, au bout, si ce n’est peut-être une séparation. Elle ne sait pas trop d’où lui viennent ces doutes, Aina. C’est peut-être stupide. C’est peut-être juste qu’elle se sent seule.
Voilà sans doute pourquoi, elle est sortie ce soir. Peu désireuse de se retrouver dans sa trop grande maison, dans sa trop vide villa. Peut-être ne cherche-t-elle, dans le fond, qu’un peu de compagnie, de chaleur humaine. Ses pas l’ont guidée jusqu’à ce pub, qui ne lui ressemble pourtant pas. Elle fait presque trop précieuse, pour un endroit comme celui-là, Aina. Qu’importe ; elle en a entendu du bien, et maintenant, elle est là. En revanche, Aina, elle n’imaginait certainement pas tomber sur Tòmas. Un Dunn. Et un avec lequel elle a dû travailler, en plus. Mais maintenant, le voilà derrière le comptoir. Peut-être ne devrait-elle pas diriger sa rancœur contre lui, Aina, parce qu’il n’est pas le véritable coupable de l’écroulement de ses derniers rêves en date. Elle est trop amère, Aina, et peut-être un peu trop encline, de manière générale, à faire preuve de mauvaise foi. « Oh, tu sais ce que c’est – quoique non, tu ne sais pas –, on ne peut pas faire un pas dans la rue sans être importuné. » Elle hausse les épaules, avec ses grands airs, posant ses lunettes de soleil sur le comptoir, avant de retirer son chapeau. « Quant aux Hamptons, nous avons acheté une propriété près de la plage. » Nous – Nick et elle, couple parfait, véritable roc qu’en apparence, rien ni personne ne pourrait ébranler. Et pourtant, la réalité n’est pas aussi belle ni idéale. Pas autant qu’elle en a l’air, du moins. Mais elle ne va certainement pas l’avouer, Aina. « Mais, et toi ? Pourquoi les Hamptons ? » Dans le fond, elle le connaît mal, Tòmas. Alors elle ignore tout des raisons qui peuvent l’attacher au coin. Dans le fond, s’en soucie-t-elle vraiment ? Il y a pourtant une réelle curiosité derrière sa question. Peut-être qu’au fond, elle fait plus la différence entre lui et son père, qu’elle ne veut bien le montrer.
Elle finit par s’asseoir sur l’un des tabourets du comptoir, posant sac et manteau sur celui d’à côté. Elle n’arrête pas ses manières, manque de lâcher dans sa barbe quelques commentaires à propos du confort desdits tabourets, mais se reprend, n’en fait rien. « Vous servez des martinis, ici ? » Typique d’Aina : demander un martini, un cocktail typiquement américain, dans un pub irlandais. Elle n’a jamais manqué de culot, après tout, la brune – c’est même pire depuis qu’elle a gagné en notoriété, que son talent d’actrice, au monde, s’est révélé.

Chez elle, elle a l’impression d’étouffer. Chez elle, elle se retrouve trop facilement, trop souvent, en tête-à-tête avec elle-même. Avec sa solitude, si pesante. Elle se retrouve dans sa maison, trop grande, trop vide, trop silencieuse – trop tout. Elle était heureuse, pourtant, de l’achat de cette villa – heureuse de s’éloigner un peu de New-York, pour venir vivre là. Elle se sentait le besoin de prendre du recul, de se poser, de respirer – ce qu’à la ville, elle ne parvenait plus à faire. Et puis, ici, le coin est magnifique. Il y a la mer, il y a les vagues, il y a les dunes, il y a les oiseaux, il y a les bateaux, il y a la plage, le soleil, et des paysages incroyables. Et, en prime, ce n’est pas très loin de New-York – alors, en cas de besoin, elle peut y retourner. Nick aussi, puisqu’il est plus souvent parti, plus souvent là-bas qu’ici. Les Hamptons paraissaient être l’idéal, un véritable coin de paradis.
Mais Aina, elle se sent toujours seule ici.
Plus que jamais, sans doute.

Elle se sent comme en proie à une nouvelle crise existentielle. C’est ce genre de passages à vide, de périodes difficiles, que l’on connaît parfois, dans sa vie. L’un de ces moments, où l’on remet tout en question – parfois, à cause d’un changement. C’est son cas, à elle. Alors elle vit mal le fait de se retrouver seule, Aina. Elle vit mal, le fait de se retrouver à plein temps avec ses pensées. Vit mal, l’absence de Nick. Mal, tout. Dans le fond, il n’y a pas de véritable exception.
Mais chez elle, elle étouffe. Dehors, elle respire. Alors elle a pris l’habitude de sortir. De se promener, des heures durant – au bord de la mer, notamment. Elle l’a fait, aujourd’hui, encore. Alors ce soir, elle aurait pu vouloir rester chez elle, histoire de se reposer de sa balade de l’après-midi. Mais non. Et elle se retrouve dans ce pub, Aina. Au comptoir, il n’y a pas n’importe qui – comme quoi, le monde est petit. Elle se met à lui parler, alors qu’elle pourrait juste commander et s’éloigner. Elle est en colère contre les Dunn, Aina – alors elle n’est pas des plus chaleureuses, cordiales. « C’est vrai, ça ne me déplaît pas. » répond-elle, avec ce ton, cette arrogance, qui lui est propre. Cet air, qu’elle se donne – de diva. D’actrice que l’on s’arrache. Elle le prend un peu de haut, Tòmas. Même pas qu’un peu, dans le fond. « Parle pas de malheur. » qu’elle rétorque alors. Pourtant, elle n’est pas si vile, pas si cassante, elle ne cherche pas à le blesser – non, c’est un peu le même ton narquois que lui-même, à l’instant, a utilisé. Comme une bataille d’egos. Aucun ne se démonterait face à l’autre. Et dans le fond, elle apprécie cela, Aina – le considère bien plus comme son égal, qu’elle ne l’avouera. En revanche, elle fronce un peu les sourcils à sa réponse, à l’emploi du passé quand il mentionne sa femme. Dans le fond, elle ne le connaît pas beaucoup, pas assez – ignore tout des drames qu’il a pu connaître. « Je vois. » Pour le coup, elle n’insiste pas, la brune. Peut-être parce que cela la met mal à l’aise. Et aussi, la peine. Elle a plus d’empathie qu’elle n’en a l’air.
Elle s’installe là, au comptoir, tout de même. Elle pourrait aller ruminer dans son coin, à propos de ce pub, du coin, des Dunn de manière générale – mais non, elle reste là, s’installe, dépose ses affaires. Pourtant, Tòmas lui déconseille de le faire. « Pourquoi ? » s’étonne-t-elle avec une soudaine naïveté, de celle de la snob qui veut paraître cool mais qui n’a nullement l’habitude de fréquenter les bars et encore moins les pubs. D’abord un peu méfiante à sa proposition, elle finit par baisser un peu les armes. « D’accord, merci. C’est sympa. » concède-t-elle, en attrapant sac et manteau pour les lui passer, par-dessus le comptoir, avant de finalement se rassoir. Et de réfléchir à ce qu’elle veut boire, maintenant. « Sait-on jamais. » Elle hausse les épaules, la brune. Joue toujours ce personnage, hautain et diva. Alors qu’en réalité, elle est toujours aussi ignorante, à propos des pubs comme celui-là. Il y a une première fois à tout, après tout. « Juste un classique. » répond-elle – pour cela, au moins, elle s’y connaît un peu plus, bien au fait des variantes existantes. Elle s’attend alors, Aina, à ce qu’il lui prépare son verre sans lui parler davantage. Pourtant, il reprend la parole, Tòmas, lui demandant ce qu’elle fait là, seule. Question qui la crispe, lui fait encore froncer les sourcils. « Je viens boire un verre. Je n’ai pas droit ? » Question rhétorique, évidemment. Et si elle est sur la défensive, Aina, c’est parce que Nick n’est pas là – parce que Nick n’est jamais là. Et cela, Tòmas ne peut rien en savoir – mais puisqu’elle ressasse, y pense trop souvent, elle a comme l’impression qu’il pourrait le savoir, l’avoir deviné. « Et j’aime être seule parfois. » qu’elle se sent le besoin de justifier. Sans trop savoir pourquoi.