Jolene referma la porte de l’enclos sans faire de bruit. S’il y avait une chose parfois qui lui pesait, c’était l’impression que les journées à la ferme ne se finissaient jamais. D’autant plus quand elles avaient été le théâtre d’une célébration. Depuis plusieurs années, en plus de la production attendue, les Brewer avaient décidé de faire également de leur ferme un lieu pour les événements : depuis les mariages aux séminaires d’entreprise. Et c’était notamment cette dernière option qui s’était tenue sur la propriété ces trois derniers jours. Remettre tout en ordre – et surtout vérifier les enclos des bêtes où certains s’amusaient parfois – demandait un temps certain et ils n’étaient pas rare que son mari et elles terminent leur inspection tard dans la nuit. Ce jour-là n’y manquait pas. Jolene soupira et entame son retour vers la maison, avec une certaine hâte de prendre une bonne douche et, surtout, de s’enfoncer dans les couvertures bien chaudes de son lit.

Perdue dans ses pensées, le faisceau de sa lampe torche virevoltant en fonction de ses pas plutôt que bien ancré sur le chemin, elle trébucha sur un récipient ou un seau qui trainait sur le bord du chemin de terre, provoquant un boucan de tous les diables. Jolene retint un juron – inutile de réveiller encore plus les pauvres poules qui avaient sûrement été ranimées par le raffut – quand elle entendit soudain une voix s’élever dans le noir. Elle sursauta, complètement prise au dépourvu, et braqua sa lampe torche sur l’endroit où elle soupçonnait que venait la voix. Tout à coup, le froid de la nuit s’était évaporé pour laisser place à une petite suée. La lumière artificielle attrapa soudain une ombre, rendant un visage pâle presque phosphorescent dans le halo, que la maigreur et des vêtements noirs accentuaient. Si Jolene avait cru aux fantômes, pour sûr qu’elle aurait hurlé comme la nymphette des mauvais films d’horreur. Mais elle se ressaisit en constatant qu’il ne s’agissait que d’un jeune homme (elle aurait pu aussi en avoir peur, s’imaginant un tueur ou un quelconque criminel, mais ce n’était pas tellement dans son caractère non plus). Pour autant, il pouvait tout aussi bien être en route pour rejoindre un groupe d’amis et boire ou faire la fête – les Brewer avaient souvent retrouvé des cadavres de bouteilles et autres à certains endroits de la propriété – et quitte à ne pas avoir encore plus à nettoyer, Jolene préférait le faire fuir si c’était le cas. « Je suis la propriétaire des lieux », répondit-elle enfin. « Et vous ? Qui êtes-vous ? Et que faites-vous ici ? » Si sa voix ne se voulait pas trop accusatrice ou sur l’offensive, Jolene baissa également le faisceau de sa lampe. Il n’y avait rien de pire que la lumière dans les yeux et elle paraîtrait ainsi moins effrayante pour son intrus. Ce qui était sans doute la pire des stratégies s’il était en réalité un tueur de grands chemins…

Jolene s’approcha de quelques pas pour entendre les paroles du jeune homme. Malgré un accent prononcé et des mots presque murmurés, elle parvint à capter son nom. Un intrus sachant ne pas être dans son droit ne lui déclinerait certainement pas de but en blanc son identité, et Jolene expira l’air qu’elle n’avait pas conscience de retenir dans ses poumons, détendant complètement son corps. Ouf, il ne s’agissait pas d’un fou qui allait l’assassiner ou d’un ado rebelle en recherche de sensations fortes ! La propriétaire des lieux fit quelques pas de plus vers le jeune homme tandis qu’il exposait les raisons de sa présence avant de s’en excuser ! Surprise par la courbette de son intrus, Jolene haussa les sourcils en même temps qu’un début de sourire étirait ses lèvres. Voilà une attitude bien inhabituelle dans un tel lieu et à un tel moment de la journée. « Ce n’est pas grave », commença-t-elle avec une voix adoucie. « Ne vous en faites pas pour ça…c’est juste que vous m’avez fait un peu peur… », fit-elle avec un petit rire qui finissait d’effacer la tension ressentie un peu plus tôt.  

Jolene passa la lampe torche dans son autre main afin d’éloigner définitivement la lumière agressive du visage de son visiteur nocturne et prit conscience que le jeune homme avait une allure inquiétante. Oui, cette ressemblance avec un fantôme n’était pas usurpée et le pauvre garçon n’accusait probablement pas que le coup de frayeur provoqué par sa violation de propriété. « Est-ce que vous allez bien ? », lui demanda-t-elle avec sollicitude. « Vous voulez peut-être boire quelque chose de chaud, il fait frais cette nuit… » ajouta Jolene avec de la douceur dans la voix. Il n’était sans doute pas très sage de le laisser repartir dans cet état. « Et je pourrais vous expliquer où se trouvent les chemins de randonnée pour vos balades nocturnes ». Cette fois, un sourire malicieux mais qui se voulait aussi rassurant s’imprima sur les lèvres de Jolene. Elle ne voulait pas brusquer le jeune homme – il y avait forcément une bonne raison à sa volonté d’être seul – mais elle sentait insidieusement qu’elle ne pouvait pas le laisser s’enfoncer dans la nuit comme si de rien n’était. Une intuition, peut-être, ou tout simplement l’expérience, le savoir que, lorsqu’on avouait vouloir être seul, on attendait surtout une oreille pour nous écouter ou des bras pour nous serrer fort.  

Etait-ce le choc des cultures ? Ou bien la quarantenaire n’était-elle plus dans le coup, incapable de comprendre quand un petit jeunot n’avait pas du tout l’envie de se rapprocher de quelque manière que ce soit d’une adulte à l’allure responsable et à la sollicitude exacerbée ? Elle préférait penser qu’il s’agissait plutôt de la première supposition, mais c’était aussi projeter bien des idées sur ce garçon fantôme qui semblait n’avoir qu’une envie : fuir. Dans tous les cas, les réponses évasives et fuyantes de son intrus n’étaient pas pour la rassurer sur son état et sa volonté de solitude, quand bien même il l’avait assurée aller bien. Jolene était parfaitement consciente de ce que la solitude et la tristesse pouvaient provoquer, elle en reconnaissait quelques signes qu’elle avait elle-même ressentis à une époque qui lui semblait tellement lointaine – et pourtant toujours vibrante quelque part dans son cœur. Et, quelque part, il avait raison : elle ne le connaissait pas, elle n’avait aucune raison de lui proposer ne serait-ce qu’un verre d’eau, et encore moins lui imposer sa présence. Pourtant, lui-même n’était pas encore parti, n’avait pas simplement tourné les talons, la surprise passée. Alors peut-être que, même s’il ne voulait pas l’admettre, la présence de Jolene lui était bénéfique, d’une certaine manière. Tout comme à elle, sans doute.

« Je ne ferais pas honneur à la réputation accueillante des américains si je n’offrais pas une boisson chaude à un jeune homme perdu dans la nuit sur ma propriété », lui répondit-elle avec malice, espérant faire craqueler quelque peu sa carapace protectrice. « Allez, suivez-moi, je pense que le brasero nous réchauffera tous les deux après cette petite frayeur », continua-t-elle tout en se mettant en route vers la ferme. Elle braqua la lampe torche sur le chemin de terre qui serpentait dans la propriété et menait jusqu’à la terrasse, particulièrement agréable même les jours les plus froids grâce à ce brasero que son mari et elle faisaient fonctionner régulièrement et qui leur permettait de passer des soirées à la belle étoile sans trop souffrir du froid. « Vous êtes aux Hamptons depuis longtemps ? », demanda Jolene aussi innocemment que possible, en jetant un coup d’œil derrière elle pour voir si le jeune homme la suivait. Elle tâtait surtout le terrain, pour voir s’il était d’humeur à répondre à ses questions, aussi basiques soient-elles, afin de ne pas le brusquer. Après tout, il était libre de ne pas avoir envie de s’ouvrir à une inconnue.

La terrasse était désormais en vue, et la lumière diffusée par les lampes extérieures trouaient la nuit, permettant ainsi à Jolene de porter son regard ailleurs que devant ses pas pour éviter tout trébuchement. A priori, son mari n’était pas encore de retour de sa propre ronde, sinon un thé fumant l’attendrait déjà très certainement sur la table. Entre temps, le jeune homme l’avait rejoint, marchant à sa hauteur, et son apparente jeunesse la frappa bien plus encore, tout comme son air fermé. Ses réponses courtes et sans entrain semblaient être un effort pour lui, et Jolene se contenta de hocher la tête quand il lui révéla son arrivée récente et, de fait, sa méconnaissance du quartier. Puis une nouvelle excuse, encore une fois. Jolene secoua la tête, un sourire sincère sur les lèvres. « Nous vous en faites pas, ce n’est vraiment pas grave », lui assura-t-elle. Puis elle l’invita à prendre place dans le salon de jardin. « Je vais vous donner une carte avec les chemins de balade, ou de randonnée, si vous vous sentez plus aventureux. Il y a eu pas mal d’aménagements ces dernières années, et il y a de très jolis coins pour se perdre dans la nature et en soi-même », ajouta-t-elle avec malice. « Donnez-moi juste quelques instants… » Et sans attendre l’assentiment du visiteur, Jolene entra dans la maison pour mettre l’eau à chauffer.

Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas recueilli d’oiseau blessé. Depuis quelques années, Jolene s’attendrissait plus que de raison, et nombre des employés de la ferme – saisonniers ou non – avaient été de ces personnes qui avaient eu besoin, à un moment donné, d’une présence rassurante ou réconfortante. Jolene n’était pas du genre « syndrome du sauveur » mais elle savait assurer une écoute, prodiguer quelques conseils qu’elle espérait de bon aloi, et distribuer un peu de bienveillance dans un monde qui en manquait de plus en plus. Surtout dans cette partie du monde… Pourtant, elle avait été loin de tout cela des années plus tôt. Comme quoi, le changement était véritablement possible. La bouilloire la rappela à la réalité et Jolene finit de préparer le plateau qu’elle rapporta sur la terrasse. Elle attrapa au passage les cartes proposées à l’office du tourisme et celles un peu plus complètes du département des parcs et de l’environnement et s’assit en face de son visiteur. « Je vous laisse choisir ce que vous préférez » , fit-elle en tournant la boîte à thés vers le jeune homme. Elle-même se versa une tasse avant de s’enfoncer dans son fauteuil et de l’observer, puis de relancer la conversation. « Le ciel nocturne des Hamptons vous plaît, alors ? D’où veniez-vous, avant d’arriver dans notre belle région ? »