Elle est encore en train de digérer tout ce qu’elle a appris, Arlo. Encore en train d’essayer de comprendre. Il est encore trop tôt, pour qu’elle sache qu’en penser – trop tôt, pour qu’elle puisse l’accepter. Elle a besoin de temps pour intégrer le retour de Hasan, intégrer tout autant les raisons de son silence. Elle a besoin de temps aussi, pour comprendre ce que cela veut dire. Pas grand-chose, dans le fond. Il ne pouvait pas répondre, il n’était pas disponible, quand elle avait besoin de lui. Ce n’était pas sa faute – ou plutôt, si, parce qu’il avait causé l’accident l’ayant conduit en prison. Mais il ne voulait pas vraiment lui mettre un vent, la ghoster. Il ne voulait pas vraiment l’ignorer, la jeter, rompre. Alors cela change tout. Et en même temps, cela ne change rien. Le mal est fait, la douleur est causée – la douleur n’a pas disparu, quand elle a su. Tout lui paraît compliqué, maintenant. Et elle a l’impression que Hasan la déteste, à cause de tous ses reproches. Reproches qu’elle croyait justifiés, quand elle les lui avait balancés. Mais elle s’est trompée, Arlo. Maintenant, elle culpabilise peut-être un peu trop. Peut-être que sa rancœur et sa douleur étaient justifiées, malgré tout. Elle, elle a souffert depuis un an, dans le silence, sans une once d’explications. Il y a des choses qu’elle ne comprend pas. Notamment le fait, qu’il n’ait pas trouvé de quelconque moyen de la prévenir, même en le demandant à quelqu’un.
Sans doute qu’elle devrait comprendre. Leur histoire, après tout, ils l’avaient vécue dans l’ombre.
Ce n’était peut-être que les inévitables retombées.
Ce n’était pas sa faute à lui, ce n’était pas la sienne à elle. Les choses se sont terminées, et ni l’un ni l’autre n’a rien pu y faire. Maintenant, elle doit juste l’accepter.

Elle n’y arrive pas, Arlo, cependant. Il y a toujours une certaine amertume, en elle, et elle se trouve injuste pour cela. Elle en veut aussi à Hasan de lui parler si mal, de se comporter comme un connard – comme si elle avait dû comprendre toute seule que s’il ne lui répondait pas, il y avait une bonne raison. Visiblement, il aurait fallu qu’elle ne porte aucun jugement, qu’elle ne tire aucune conclusion. Mais elle n’avait pas pu faire autrement, Arlo. Maintenant, elle y pense tout le temps. Elle a l’impression qu’il n’y a pas grand-chose qui se soit résolu. Elle y pense juste tout le temps, Arlo. Même maintenant, au travail. Elle n’est pas vraiment concentrée – mais heureusement, son service sera bientôt terminé. Elle ne sait pas trop ce qu’elle fera, après. Peut-être qu’elle continuera juste de déprimer, encore et encore. Au moins, elle ne fera pas d’autre connerie – parce qu’elle est un peu trop tête en l’air, aujourd’hui, ayant déjà cassé un verre. Heureusement qu’il n’était pas rempli, heureusement que ce n’était pas devant les clients, sinon, cela l’aurait mal fichue. Elle est un peu ailleurs, alors, Arlo. Tellement, qu’elle ne voit pas Jo arriver. Jo qui, tout de suite, fait une réflexion à propos du gars à la réception. « Ouais, il est un peu à l’ouest, lui. Enfin, ça fait pas très longtemps qu’il est là. » Elle ne le connaît pas trop, n’a pas vraiment eu l’occasion de discuter avec lui, non plus. N’en a pas vraiment eu envie. Et puis, elle est là pour travailler, Arlo, après tout. Pas faire amie-amie avec le dernier venu. « Je finis mon service d’ici vingt minutes. Tu peux m’attendre un peu ? » Elle lui sourit, Arlo. Parce que son étreinte lui a fait du bien, parce que la voir lui fait du bien. Peut-être que voir Jo est finalement pile ce dont elle avait besoin, la blonde, là, tout de suite.

A chaque minute, elle craint de le voir. Dans chaque couloir, elle craint de le croiser par hasard. Elle ne sait pas, alors, ce qu’il se passerait. Elle ne sait pas comment les choses se dérouleraient. Peut-être ferait-il tout simplement mine de ne pas l’avoir vue. Peut-être se contenterait-il de reprendre sa route, sans s’arrêter, sans même la regarder. Peut-être ne mérite-t-il pas, qu’elle se pose toutes ces questions-là. Peut-être ne mérite-t-il même pas qu’elle lui accorde tant d’attention, Arlo. Peut-être que Hasan ne mérite à dire vrai plus rien d’elle. Mais elle n’arrive plus à voir les choses de cette façon, la blonde. Elle est confuse, maintenant qu’elle est au courant. Maintenant qu’elle sait pourquoi il était absent, parti si brusquement. Sans un mot, sans un message, sans une explication à son égard. Cela ne résout pas tout, cela n’excuse rien ; mais cela change la donne, aux yeux de la blonde, du moins. Malgré elle, la rancœur s’atténue. Malgré elle, elle pense un peu plus à lui. Plus qu’elle ne le devrait ; peut-être plus qu’il ne le mériterait. Car malgré tout, il n’avait pas essayé de la contacter, de lui expliquer. Il n’avait rien demandé à ses proches, parce qu’évidemment, personne ne savait.
Et c’est ainsi que leur secret s’était retourné contre eux.
Pourtant, elle aurait voulu qu’il le dise, Arlo. Elle aurait voulu qu’il la tienne au courant. Elle aurait voulu beaucoup de choses, dont elle ne prend conscience que maintenant.

Mais elle ne parvient pas à démêler encore toutes ses pensées, toutes ses émotions. Toujours en proie à la même confusion. Elle a besoin de temps.
Besoin de comprendre toute la situation.

Elle a peur de le croiser tout le temps, quand elle travaille. Parce que c’est là qu’il vit, là qu’il travaille aussi. Même s’il bosse plus dans l’hôtel, et elle, plutôt du côté du restaurant. Mais ils peuvent être amenés à le croiser. Elle l’appréhende, Arlo, mais en même temps, elle ne peut s’empêcher de l’espérer. Sans trop savoir ce qu’elle veut. Mais elle est ailleurs, pas vraiment les yeux en face des trous, pas vraiment concentrée. Heureusement que Jo débarque, peut-être, pour la tirer de ses pensées, de sa distraction – pour lui changer les idées, lui éviter de déprimer. Elle a bientôt fini de travailler ; ne savait pas encore ce qu’elle ferait, après. Maintenant, elle sait. « Peut-être pas. » Elle hausse les épaules, Arlo. Peut-être a-t-elle trop souvent le réflexe de défendre les autres, même ceux qu’elle ne connaît pas vraiment. Elle est comme cela, la blonde, c’est dans sa nature. Elle ne sait même pas pourquoi elle le fait, dans le fond ; c’est juste un réflexe. En tout cas, peu importe – elle prévient Jo qu’elle finit dans seulement vingt minutes, lui demande si elle peut l’attendre un peu. « Okay, merci. A tout à l’heure. » Jo s’est envolée trop vite, avant qu’elle n’ait le temps de lui demander si elle voulait qu’elle lui serve quelque chose à boire ou à grignoter. Elle ne peut retenir un sourire amusé, Arlo, en la voyant partir. S’installer dans l’un de ces fameux canapés.
Elle, elle retourne travailler, finir son service pendant les vingt dernières minutes qui lui restent. Impatiente, à présent, de retrouver sa meilleure amie. Au moins, la soirée promet d’être moins morose qu’elle ne l’imaginait. Elle finit donc par rejoindre son amie, toujours sur le canapé. « Ouais, ça y est, je suis tout à toi. » plaisante-t-elle, en riant doucement. « Ouais, j’avoue ne pas avoir trop envie de m’éterniser. On peut se balader, et si on trouve un truc où manger quelque chose, on pourra toujours se laisser tenter. » répond-elle en haussant les épaules. N’importe où lui conviendrait – l’important, c’est qu’elles puissent s’éloigner d’ici. Peu désireuse, en plus du reste, que Jo et Hasan se croisent, à nouveau. Elle semble y penser aussi, Jo, parce qu’elle pose une question à propos de l’hôtel, mentionne Hasan sans avoir besoin de citer son prénom. « Il appartient à sa famille, oui. A son père. Mais c’est sa sœur qui le dirige. » Sa big boss, en somme, loin de se douter de ce que son frère et Arlo ont vécu, partagé. Personne n’a su, après tout. Et du côté d’Arlo, c’est pareil – il n’y a plus que Kinsley et Jo, qui sachent. « On y va ? » souffle-t-elle, prête à entraîner son amie par le bras, pour s’éloigner de là. Elle a déjà eu le temps de se changer, de récupérer son sac. Maintenant, elle ne veut pas croiser Hasan. Alors autant y aller, ne pas s’attarder.

Jo tombe à point nommé. C’est comme si, par instinct, elle savait. Savait qu’Arlo avait besoin d’elle, à cet instant précis. Elle sait aussi, après tout, ce qui se passe ces temps-ci – sait tout, désormais, du retour de Hasan dans sa vie. Ou de son retour tout court. Parce qu’autrement, il ne fait plus partie de son existence. Et ce, depuis plus d’un an, déjà. Son retour ne change rien à tout cela. De toute façon, elle a bien trop de maux, bien trop de rancœur, encore, Arlo. Elle aussi, elle a besoin de temps. Et puis, de toute manière, il y a plein de choses encore qu’elle ne comprend pas. Plein de choses qui restent un mystère, à ses yeux. Il faudrait qu’elle arrête juste d’y penser, la blonde. Mais tout serait bien trop simple si elle y parvenait, sans doute. Alors son ex est encore trop présent dans sa tête, avec les mille et une questions qu’elle continue de se poser. Et quand elle travaille, elle ne peut s’empêcher de se demander si elle va le croiser, encore – et si elle le fait, ce qu’il finira par se passer. Elle imagine des tonnes et des tonnes de scénarios, sans pouvoir s’en empêcher. Et en fin de compte, cela ne s’arrête jamais.

Si Jo n’était pas venue, probablement qu’après le travail, elle n’aurait pas fait quelque chose d’extraordinaire. Elle aurait espéré – rien qu’un peu – croiser Hasan en quittant le restaurant, puis serait rentrée chez elle, à déprimer, à ressasser, les pensées tournant toujours en boucle dans sa tête. Alors comme bien souvent, sa meilleure amie tombe à point nommé. Sa meilleure amie, vient presque la sauver d’elle-même, de ses pensées et de son cœur brisé. Avec elle, elle veut bien se laisser gagner par l’enthousiasme de la blonde. « Elle était banale. Toi ? » lui retourne-t-elle la question, sans vraiment s’attarder davantage sur la sienne, de journée. Parce qu’après tout, il n’y a rien de particulièrement intéressant à raconter – elle ne fait pas le job de ses rêves, a d’autres ambitions, d’autres projets, d’autres aspirations. Et puis, servir des personnes parfois si arrogantes, ce n’est pas franchement agréable. Au moins, sa journée est terminée, maintenant. « Parfait, ça me va très bien comme ça. » répond-elle à Jo, en souriant. Elles trouveront bien un truc qui leur plaira à toutes les deux, elles ne sont pas bien difficiles, dans le fond. Elle répond à la question de sa meilleure amie, à propos de l’hôtel, mais elle ne s’attarde pas trop sur le sujet – ne répondant pas aux quelques mots qu’elle prononce, à propos de Hasan. Peut-être qu’elle a raison, Jo, elle n’en sait rien, Arlo ; elle préfère juste ne pas y penser, ne pas en parler plus longtemps, et justement, elle propose qu’elles y aillent dès maintenant.
Jo attrape alors son bras, l’entraînant avec elle, et les voilà qui s’éloignent doucement de l’hôtel et de son restaurant. Peut-être que maintenant, elle arrivera plus facilement à respirer, à parler – elle se sentira plus à l’aise, aussi. Alors elle se détend, Arlo, peu à peu – retrouve de son entrain, retrouve ses sourires naturels, aussi. « Ils vont bien. Tu pourrais venir au prochain repas de famille, d’ailleurs. Ils seraient ravis de te revoir, ils me demandent régulièrement de tes nouvelles. » Parce qu’elles ont grandi ensemble, Jo et Arlo, jamais l’une sans l’autre. Alors probablement que Jo fait partie de la famille, à leurs yeux – et elle sait, Arlo, que son amie est aussi très proche de sa sœur. « Ouais, il y a quelques nouvelles adresses qui sont pas mal du tout. Et tu sais bien que tout m’ira. Qu’est-ce qui te tente, toi ? Plutôt brasserie, ou indien, thaï ? Hamburger frites ? » demande-t-elle en riant doucement. « Et toi, quoi de neuf ? Tu r’trouves tes marques, dans le coin ? » Elle se rend compte, Arlo, qu’elles n’ont pas tellement eu beaucoup le temps de discuter, depuis le retour de sa meilleure amie.

Elle a besoin de s’éloigner de cet endroit. Besoin de s’éloigner, autant, de Hasan. Tout n’est pas encore réglé, tout n’est pas non plus éclairci – il y a toujours des zones d’ombre à son histoire, et des reproches qui subsistent, et des maux qui ne guérissent pas. Il est encore trop tôt, pour qu’elle avance vraiment, pour qu’elle tourne la page, Arlo. Il lui faudra du temps, et probablement d’autres conversations avec Hasan pour tirer tout cela au clair, connaître la vérité, et faire en sorte que ce soit bel et bien terminé. Parce que maintenant, elle a l’impression qu’il n’y a pas eu de véritable point final à leur histoire. Hasan aurait pu lui donner des nouvelles, pour lui donner surtout des explications. Mais il ne l’a pas ghostée, n’est pas parti volontairement et n’avait peut-être, au fond, pas envie de rompre. Pas envie que ce soit fini. Peut-être devrait-elle arrêter d’y penser, Arlo. Arrêter de se faire des films. Arrêter d’avoir de l’espoir. Mais c’est plus fort qu’elle. Elle n’est pas encore passée à autre chose.

Alors oui, elle a besoin de s’éloigner du restaurant, de l’hôtel qui appartient aux Pravesh. Besoin de s’éloigner du souvenir de Hasan, même si c’est impossible dans le fond. Mais Jo l’emmène loin de là, lui offre une occasion de se changer les idées, de rattraper aussi le temps perdu. Parce que cela fait trop longtemps qu’elle avait quitté les Hamptons, la blonde. Trop, aux yeux d’Arlo – quoiqu’elle-même n’y soit pas restée constamment, non plus. Ses études l’avaient emmenée ailleurs, finalement. A New-York. Là où, d’ailleurs, elle s’était vue faire sa vie, ensuite, avec Hasan. Non. Il est trop présent dans son esprit. Et Jo doit s’en douter ; en tout cas, elles changent vite de sujet. « T’es sûre de vouloir continuer ? » Elle sait de qui Jo parle, Arlo. Elle le sait, parce qu’elle est au courant de tout, parce que c’est sa meilleure amie, parce qu’elles ont grandi ensemble, parce qu’elles savent tout l’une de l’autre – et ce, même si Jo a voyagé les deux dernières années. Et à vrai dire, la vendetta de son amie l’inquiète, Arlo. Sait-on jamais dans quel genre d’histoires elle pourrait se mettre.
C’est peut-être aussi pour cela qu’elle saute sur la perche, l’occasion de parler d’autre chose. Elle n’est pas sûre d’avoir envie d’encourager Jo à poursuivre ses recherches – parce qu’Arlo, elle est sans doute trop sage, trop raisonnable, en général. « T’es toujours la bienvenue. » Parce que Jo et Arlo, elles ont grandi ensemble, liées comme les cinq doigts de la main. Jo fait presque partie des Mansfield, et inversement pour Arlo, avec les Ávila. Alors cela ne la surprend pas d’entendre que Jo a vu Kinsley récemment. « M’en parle pas, j’arrive pas à m’y faire. J’ai un beau-frère, maintenant. Qui, en plus, est le cousin de Hasan. » Comme quoi, le monde dans les Hamptons est bien petit. Tout finit toujours par se rejoindre. Mais voilà, sa sœur est mariée et c’est une drôle de nouvelle qu’elle a toujours un certain mal à encaisser. Enfin, elles auront l’occasion d’en parler plus longuement, Jo et elle, quand elles auront trouvé un endroit où se poser – Jo parvient à réduire les possibilités, avant de finalement se décider pour une brasserie. « J’en étais sûre. Avoue que ça t’a manqué. » En ce qui la concerne, Arlo, c’est Jo qui lui a manqué. Ces deux années sans la voir pour de vrai ont été plus difficiles qu’elle ne l’imaginait. « Ouais, ça change pas vraiment, de ce côté-là. » répond-elle, à propos de la richesse omniprésente dans les Hamptons. Ici, il y a toujours deux camps, impossible de ne pas le remarquer : et on sait bien vite dans quel camp on va se retrouver. « Evidemment, on sait bien que je suis plus importante que tout le reste. » dit-elle en riant, bien plus modeste que cela en réalité. Mais, après tout, cela fait du bien de rire, de plaisanter. Etreignant toujours son amie, elle relève la tête pour regarder à quelle brasserie son amie fait allusion, reconnaissant aussitôt l’enseigne. « Bonne idée ! C’est vrai que c’était un peu notre QG, ici. » Elle lâche un rire, Arlo, entraînant alors Jo aussitôt vers l’intérieur de l’établissement. « Qu’est-ce que tu vas prendre ? » lui demande-t-elle, quelques minutes plus tard, quand elles se retrouvent assises à une table.